La chronologie de l'occupation urbaine dans la première moitié du XXe siècle offre l'avantage d'être facilement lisible dans les héritages architecturaux et dans les choix d'aménagement de chacun des quartiers. Il suffit, en effet, de mettre en relation les moments et les contextes du développement avec les styles dominants de leur période, d'établir aussi un parallèle avec les évolutions techniques (toitures à bassin, toits en membranes multicouches, système de chauffage central, ossature de bois avec parement de brique) pour obtenir une interprétation très juste et une lecture fascinante de la plupart des rues de la ville. Tentons maintenant de l'illustrer. En se limitant, à titre d'exemple, à l'architecture résidentielle, on peut aisément démontrer l'âge plus vénérable de certaines maisons ouvrières aux toits à deux pentes ou aux toits brisés de style Second Empire qui prolifèrent dans les faubourgs ou le long des axes les plus anciens entre 1875 et 1900.
C'est toutefois l'énorme influence du style néo-Renaissance à l'italienne qui marque l'architecture des quartiers trifluviens au début du XXe siècle: trop heureux de simplifier l'assemblage et les coûts des toitures, d'accroître l'habitabilité des logements et de rentabiliser le sol urbain dont la valeur augmente sans cesse, les promoteurs immobiliers et leurs architectes de service vont multiplier en mitoyenneté ces maisons de plan carré et de forme cubique, comprenant un ou deux étages au-dessus d'un rez-de-chaussée. La grammaire décorative se déploie alors exclusivement sur la façade principale en une gamme qui va du plus simple au plus complexe. Elle comprend généralement peu d'éléments verticaux et se concentre sur les effets voulus d'horizontalité: couronnements linéaires, corniches à modillons, parapets et acrotères, frontons et tourelles d'angles simplifiés, en somme un vocabulaire historiciste et très symbolique qui réussit à cacher le souci de construire rapidement et à bon compte.
Les années passent et les constructeurs découvrent les vertus des escaliers extérieurs qui libèrent davantage l'espace intérieur et qui en s'accrochant aux galeries des façades viennent s'orner de balustres à motifs et créer ainsi un nouveau décor: éventails, losanges, ajours à la suisse, japonaiseries, tout y passe pour remettre à l'honneur les artisanats - "Arts and Crafts" - que la production industrielle menace d'éliminer. La diversité des motifs et les couleurs des peintures viennent individualiser les unités et rompre la monotonie de ces rues autrement uniformes. Dans les années 1920-1940, c'est le style Art Déco qui vient juxtaposer sa logique toute géométrique et qui fait chanter la brique en des appareils et des jeux de couleurs d'une étonnante diversité. Finalement, c'est probablement là, ainsi que dans l'emploi de la brique comme matériau dominant et dans l'art de l'agencer en bandeaux hautement décoratifs, que se trouvent les charmes les plus particuliers de ces architectures déjà modernes parce que résolument fonctionnelles.
Dans d'autres quartiers, on observe des grandes demeures néo-Reine-Anne, au plan complexe, munies de tourelles d'angle qui voisinent avec des styles "Prairie" et "Crafstman" qui annoncent déjà le bungalow et la maison de banlieue de l'après-Deuxième Guerre. Presque partout, sauf dans les secteurs coopératifs, on note une grande hétérogénéité, une liberté de choix qui permet à chacun de s'exprimer et d'afficher son statut. Car, c'est bien de cela qu'il s'agit, l'architecture est un vêtement social. L'image projetée des états de vie. Et apprendre à lire ces architectures nous renseigne infailliblement sur ceux qui les ont produites et ceux qui les ont habitées.
Paul-Louis MARTIN